mercredi 25 novembre 2015

Au-delà d’Eboli

Au-delà d’Eboli


Chanson française – Au-delà d’Eboli – Marco Valdo M.I. – 2015



« Tout simplement ceci, Lucien l’âne mon ami, que dès que les paysans, les contadini, les braccianti et les somari surent que Carlo Levi était médecin, ils vinrent requérir son aide pour sauver un des leurs qui était mourant, pour soigner leurs femmes et leurs enfants... Dottore, dottore... Et Levi, bien malgré lui, se mit à soigner, se mit à faire le docteur. Mais les autres docteurs de la commune privés de leurs malades, de leurs patients, accumulèrent la rancune rapidement, puis un jour, ivres de colère, ils s’armèrent de leurs relations et par le préfet fasciste firent interdire à Carlo Levi d’encore soigner la population. Faut dire, faut dire qu’il soignait gratuitement... Et voilà, le voilà le lien avec la chanson de De André. Soigner gratuitement ses « frères humains... ». La médecine tarifée n’aime pas ça et la société établie non plus, d’ailleurs. »

texte tiré du commentaire à Un Médecin chanson de Fabrizio De André.





Autoportrait 1935

Carlo Levi au temps de la chanson





Au-delà d’Eboli, que peut-on bien trouver au-delà d’Eboli? Et puis pourquoi irait-on au-delà d’Eboli ? D’aucuns affirment qu’il n’y a rien que des hommes et des collines argileuses. Mais quand même, qui peut bien avoir ’idée d’une chanson sur l’Au-delà d’Eboli ? Pour quelle raison ?, dit Lucien l’âne d’un ton un peu inquiet et comme troublé.


Eh bien, Lucien l’âne mon ami, quoique je sache fort bien que tu connais la réponse à tes questions, car sur ce sujet et bien d’autres, tu en sais autant que moi, je vais te répondre. En premier lieu, il s’avère nécessaire de rappeler le titre du roman qu’écrivit Carlo Levi à propos de son séjour en confinement vers 1935 en Lucanie où il avait été envoyé par le régime fasciste qui sanctionnait ainsi ses opposants politiques. C’était une mesure d’éloignement et comme l’Italie est longue, on les envoyait à l’autre bout – et donc au Sud dans le cas de Carlo Levi.


En effet, Aliano, c’est le lieu où il fut confiné, vu de Turin, c’est fort loin. Surtout à l’époque où les trains étaient des tortillards, connaissaient des retards considérables et n’allaient pas au-delà d’Eboli non plus.


où il relatait son séjour à Aliano parmi les paysans pauvres de Lucanie. Ces paysans qui lui ont transmis cette réflexion sur eux-mêmes, qui depuis est devenue notre sentence : « Noï, non siamo cristiani, siamo somari » - Nous, nous ne sommes pas des chrétiens, nous sommes des bêtes de somme, c’est-à-dire des ânes.


Oui, je me souviens très bien de ce roman, fondateur d’une anthropologie du Sud, de notre sentence (qui me réjouit tant), mais aussi du séjour de Carlo Levi à Aliano, car en ce temps-là, j’y étais aussi comme un âne de passage. J’y suis resté un petit temps et j’ai même porté des paysans malades chez le Docteur Levi.


Tu n’ignores sans doute pas que le titre du roman signifie non pas que le « Christ » s’est rendu à Eboli et y a logé…


Ça se saurait, dit Lucien l’âne en riant ; ils en feraient toute une histoire, des pèlerinages, des commémorations, des cartes postales.


Mais cela signifie ceci que la pénétration culturelle et sociétale de l’Église catholique et de l’État, qui la suit comme son ombre, s’est arrêtée à Eboli. Dans les zones de collines argileuses, blanches, quasiment arides, impraticables, presque désertiques, extrêmement pauvres, la civilisation chrétienne et étatique n’a pas cru bon de pénétrer, en raison des résistances paysannes, et en conséquence, les « terroni » (en français : culs terreux) n’ont pas été évangélisés autrement que superficiellement, n’ont pas été vraiment christianisés et ont gardé entière leur civilisation antérieure à l’arrivée des colonisateurs chrétiens. C’est la civilisation incarnée par la sorcière (la femme forte, consolatrice, conseillère, détentrice des secrets de la guérison, des connaissances relatives à la médecine, aux plantes…) à laquelle on a tenté de substituer (depuis des siècles) la Vierge Marie.


Sans d’ailleurs vraiment y parvenir ; je dirais même que c’est l’inverse qui se produit quand dans le culte marial, c’est la sorcière et ses précieuses qualités que l’on chérit. Voilà pour le titre, mais la chanson, Marco Valdo M.I. mon ami, que raconte-t-elle ?


En fait, elle reprend la trame fondamentale du roman qui est la présence de Carlo Levi, ce citadin du Nord, médecin de formation et peintre de dilection, au cœur de la société des somari. À Aliano, il va être logé chez celle qui est connue comme la « sorcière » de cette communauté paysanne pauvre et Levi va ainsi être amené à user de son art de médecin.


On dirait une histoire tout droit venue du Chiapas de Traven, dit Lucien l’âne avec un rayon malicieux dans le regard.


Ce n’est pas faux, le monde des paysans pauvres est le même dans le monde entier. Donc, Carlo Levi qui en confinement n’a pas grand-chose à faire, hors sa peinture , va aider ces gens, il va les conseiller sur le plan sanitaire, il va les soigner gracieusement et même en guérir certains. Mais il ne peut rien contre la malaria, la tuberculose, la faim et la pauvreté qui les engendre. Cependant, le peu qu’il pourra faire dépassera de loin (trop loin?) ce que les médecins faisaient traditionnellement pour les braccianti (en français : on pourrait dire « bras nus », comme disait Jules Michelet et à sa suite, Daniel Guérin, parlant des pauvres de la Révolution Française, morte en 1795). Bref, ce « soigneur des pauvres » est un gêneur et les médecins installés vont agir pour récupérer leur clientèle… Mais la chanson explique bien tout ça. Puis, un jour, à la proclamation de l’Impero fasciste, les prisonniers politiques du régime sont libérés et Carlo Levi s’en retourne dans le Nord. Cependant…

Cependant quoi ? Il y a autre chose à ajouter à propos de cette canzone ?


Oui, car elle a été construite à partir du petit texte cité en introduction et de la chanson de Georges Brassens qui s’intitule Brave Margot et que tous les enfants connaissent si bien. Chansons qu’il faudra mettre dans les Chansons contre la Guerre. Comme tu l’imagines, il s’agit d’une parodie ; on aurait d’ailleurs pu lui donner pour titre : « Brave Carlo ».


J’aime quand tu fais des parodies, tu ne les réussis pas si mal et puis, c’est souvent l’occasion de retrouver la chanson parodiée. Mais si tu veux bien, on parlera de Margot une autre fois ; en attendant, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde si hostiles aux sorcières, si méprisant des somari, si dénué de générosité et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Le docteur Levi, avant la guerre,
Confiné là-bas en Lucanie,
Tout au fin fond de l’Italie,
Vivait dans la maison de la sorcière,
Une simple maisonnette
Située au bord du ravin.
Il pensait sa profession secrète
Lui qui arrivait de Turin.
Mais les ânes, les somari, les paysans
On ne sait vraiment trop comment
Avaient immédiatement su
Qu’il était docteur et sont venus
Requérir son aide pour soigner
Un des leurs agonisant.
Le docteur Levi désespéré
Put à peine soulager le mourant.


Quand Carlo vivait près des nuages
Au-delà d’Eboli tout là-bas
Tous les gens, tous les gens du village
Venaient là, la la la la la la
Venaient là, la la la la la la la
Et Carlo, qui avait compris le message,
Savait qu’ils attendaient tous qu’il soigna
Gracieusement tous les gens du village
Qui venaient là, la la la la la la
Qui venaient là, la la la la la la la

Le maître d’école et ses élèves,
Les mères, les veuves, le podestat,
À la moindre montée de fièvre,
Sans attendre, couraient jusque là.
Le facteur en portant ses lettres
Chez le docteur, restait un peu plus
Que pour le service de la poste
Il aurait dû.
Et même, Dieu leur pardonne
Le curé et les enfants de chœur
Vont sans qu’on les sonne
Chez la sorcière, voir le docteur.
Les carabiniers, même les carabiniers
Viennent sans se cacher
Se faire ausculter
Et prendre les conseils de l’exilé.

Quand Carlo vivait près des nuages
Au-delà d’Eboli tout là-bas
Tous les gens, tous les gens du village
Venaient là, la la la la la la
Venaient là, la la la la la la la
Et Carlo, qui était intelligent et sage,
Savait qu’ils attendaient tous qu’il soigna
Gracieusement tous les gens du village
Qui venaient là, la la la la la la
Qui venaient là, la la la la la la la

Les autres médecins, les chers confrères,
Privés de leurs malades, de leurs patients
Accumulèrent
La rancune patiemment
Puis un jour, furieux, en colère,
Ils firent jouer leurs relations
Et par le préfet lui interdire
D’exercer sa profession.
Relégué là, sans armes.
Gardant son calme, Levi
Distribuait remèdes et charmes
Par la sorcière et ses amis.
La création de l’Empire arriva
On le libéra du confinement.
Et longtemps après, Levi raconta
Cette histoire dans un roman.


Quand Carlo vivait près des nuages
Au-delà d’Eboli tout là-bas
Tous les gens, tous les gens du village
Venaient là, la la la la la la
Venaient là, la la la la la la la
Et Carlo, qui était intelligent et sage,
Savait qu’ils attendaient tous qu’il soigna
Gracieusement tous les gens du village
Qui venaient là, la la la la la la
Qui venaient là, la la la la la la la

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